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Travail : L’arrêt de la pensée

Au travail comme à la maison, nous avons tous la possibilité d’expérimenter les situations d’arrêt de la pensée. En général, ça fait mal. C’est ce qui se passe par exemple, quand, excédé par des réponses stéréotypées, vous vous emportez sur l’agent à l’accueil de votre banque. Vous avez beau lui répéter que vous avez besoin, juste un instant, de rendre ce carnet de chèque pour clore votre compte et l’agent refuse de prendre en compte votre demande. Il répète invariablement la même phrase depuis que vous êtes arrivé : « Nos conseillers ne peuvent vous recevoir si vous n’avez pas pris rendez-vous. Vous devez prendre rendez vous depuis notre site web. ». Le problème, c’est que vous pouvez le constater depuis l’entrée : la moitié des conseillers, que vous connaissez par ailleurs très bien, est tout à fait disponible. Et puis et surtout, vous n’avez plus de compte web pour pouvoir prendre rendez vous. Vous êtes donc « coincé » dans ce recueil de procédures et cette absence d’intelligence, condamné à être frustré.

Au travail, l’intelligence artificielle remplace l’Homme quand l’Homme a renié ses propres exigences

Les statistiques d’incivilités à l’accueil des banques sont aujourd’hui directement proportionnelles à la disparition de l’intelligence et à la destruction de la pensée.

Cette situation est la conséquence directe de l’organisation scientifique du travail qui vise à optimiser les activités des uns et des autres au sein de l’entreprise pour pouvoir en réduire sa masse salariale en automatisant et en standardisant la totalité de ses activités. La démarche, poussée à son terme, vise à remplacer toutes les actions de production mais aussi toutes les interactions avec le public par des automates, des services en ligne, et des « intelligences artificielles ».

On aimerait nous faire croire que l’intelligence artificielle s’approche désormais irrémédiablement des capacités du cerveau humain. Qu’elle viendrait en concurrence avec notre propre capacité intellectuelle, avec nos compétences cognitives. Nous sommes pourtant loin du compte. Ce qui s’observe assez facilement c’est encore et toujours la capacité d’adaptation de l’être humain. Projetons nous quelques années en arrière pour se souvenir à quel point nous nous sentions frustrés à être contraint de suivre les directives d’un robot audiotel qui « ne comprenait rien ». Aujourd’hui, nous sommes envahis de ces intelligences insupportables et nous avons cessé de résister à cet envahissement. Nous avons cessé de penser, face à ces artefacts car nous savons à quel point nous risquons d’être frustrés si tel n’était pas le cas. En résumé, en tant que client nous avons appris à baisser nos propres exigences pour rester compatibles avec notre environnement culturel et social. Nous nous plions aux scripts et aux processus pour être en mesure de continuer à espérer que notre demande, notre besoin, va pouvoir être traité.

On est loin d’un état de plaisir humain où le robot atteint la perfection au plus grand bénéfice de ses consommateurs.

Travail interdit = pensée à l’arrêt

La situation au travail est similaire, tout en étant inversée. Envahis par les mêmes procédures, pour les mêmes raisons d’optimisation budgétaire, nous voilà contraints de cesser de penser. En effet, quand pour répondre aux critères de suivi d’activité, nous nous contraignons à faire une tâche qui n’a aucun sens, ou pire, compléter une activité qui va à l’encontre de notre propre éthique, nos propres principes, alors il ne reste plus qu’à nous arrêter de penser. Le coût de l’opération pour nous ? il est immense. A la longue, cette situation va provoquer des maladies, en lien avec notre esprit. Plus nous sommes investis dans notre travail, plus nous sommes intègres et motivés et plus nous allons chercher à adapter notre comportement en conséquence.

Plus nous allons chercher à résister. Il s’agira rapidement de faire le grand écart, se trouvant de bonnes raisons pour rester en poste. Car socialement, le travail nous définit et nous ne voulons pas prendre le risque de supprimer notre lien à la société. Et puis aussi parce que nous pensons qu’il est possible de changer les choses.

Mais c’est sans compter sur le fait qu’un emploi qui impose l’acte au plus fin des activités quotidienne est un emploi qui ignore la réalité du travail. Et supprimer la capacité de travail d’un individu en poste, c’est l’empêcher finalement d’exprimer son intelligence. C’est le pousser à l’arrêt de la pensée. Certains y parviennent facilement, d’autres moins. Le livre d’Hannah Arendt sur le procès Eichmann est édifiant à ce sujet. D’autres par contre, n’y parviendrons jamais. Ceux là, tôt ou tard, sombrent dans la maladie, physique ou psychologique.

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